Folie Douce par Lauren Bastide

La newsletter de recommandations culturelles sur la santé mentale. Suivez les sorties de nouveaux épisodes du podcast Folie Douce et retrouvez deux fois par mois des conseils personnalisés de Lauren.

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Par Lauren Bastide
13 juin · 7 mn à lire
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#10 Newsletter Spéciale - avec Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychiatre experte du racisme et des ressources pour tenir jusqu'au 30 juin ✊

Une édition spéciale, gratuite pour tout le monde, conçue pour vous aider à traverser cette période politique qui malmène notre santé mentale. Il y est question de dissociation, de psychiatrie politique et on vous propose des podcasts, vidéos, livres pour garder la foi jusqu'au 30 juin (où vous irez voter contre le RN).

Un conseil d’amie*…


Je suis surprise depuis dimanche par mon calme. Je dors bien, je mange bien, mon chez moi est rangé, ma to-do liste cochée. Je signe tous les appels - impression de signer à la chaine depuis 10 ans des appels à l’union de la gauche. Je like et je partage les posts pertinents. Je lis les infos. Je m’inscris comme volontaire sur Plan Procu. Je fais tout ça mécaniquement. Sans panique, sans élan.
Pourtant, le code de déblocage de mon téléphone, depuis plus de dix ans, c’est 210402, 21 avril 2002, date où Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour de la présidentielle, comme une piqûre de rappel quotidienne du jour de mon éveil politique. Pourtant, j’ai écrit une dystopie qui raconte l’accession de l’extrême-droite au pouvoir. Pourtant j’ai alerté sans relâche dans La Poudre avec mes invité·es contre la montée du fascisme en France. L’arrivée du FN au pouvoir est littéralement ma plus grande crainte depuis 20 ans.
Et là je n’ai rien. Ni peur, ni colère, ni espoir.
Les émotions ne me traversent plus. Cet état en psychologie s’appelle la dissociation. C’est un mécanisme protecteur. Le cerveau se met en mode veille pour éviter l’effondrement. C’est une technique de survie qui s’active chez les victimes de traumas. Quelque chose de l’ordre du détachement, de la sidération. Et ma plus grande crainte ce matin, c’est que je sois une parmi des millions à ressentir cette incapacité totale à être créative et réactive.
Je sais que c’est le cas. Parce qu’en nous balançant en pleine face cette élection surprise, sans nous laisser le temps de nous défendre, de nous organiser, de nous préparer, Macron savait très bien qu’il nous paralyserait. Ah si, il y a une émotion qui remonte. Mon mépris pour cette personne et son absence absolue de moralité. Sa façon de jouer avec nos destins un sourire narquois aux lèvres, entouré de ses petits caporaux trop contents de leur coup tordu.
Je vous en conjure : allez voter pour le Front Populaire le 30 juin et anticipez votre procuration si nécessaire. La vérité c’est que le moindre vote peut tout faire basculer. Voilà, c’est tout, maintenant, je vais aller prendre une douche glacée pour essayer de me réveiller.
Prenez soin de vous. Mais on n’a plus le temps.
Lauren 
PS : je vous ai écrit ce billet hier, et ce matin je me sens un peu reboostée, notamment depuis que j’ai rejoint ce canal telegram où nous est proposée une action par jour pour se mobiliser. Je vous invite à faire de même.

*dans cette rubrique, je propose un conseil pratique qui peut vous aider à prendre soin de votre santé mentale. Je parle depuis mon point de vue de femme cisgenre blanche avec un TDAH (trouble de l’attention avec hyperactivité) et des troubles dépressifs liés au stress post-traumatique, suivie depuis deux ans en thérapie comportementale et cognitive. Mes conseils sont à prendre comme ceux d’une amie concernée. Si vous traversez une période difficile, le mieux est de vous orienter vers un professionnel de la santé mentale. En cas d’inquiétude pour vous ou l’un·e de vous proche, vous pouvez appeler le numéro national du prévention du suicide, le 3114, des personnes formées vous écouteront.

ENTRETIEN

« Nous ne pouvons pas faire de psychiatrie sans faire de politique », Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychiatre et écrivaine

Fatma Bouvet de la Maisonneuve est psychiatre et autrice de Une Arabe en France chez Odile Jacob et de L’odeur d’un homme aux éditions Au Pont 9. Elle a développé une expertise sur les conséquences psychiques des nombreuses formes de discriminations vécues par les minorités visibles, en particulier les personnes racisées et les femmes. Nous évoquions déjà son travail dans l’épisode 3 de Folie Douce, en compagnie de notre invitée Rokhaya Diallo. Elle s’apprête à publier à la rentrée prochaine un ouvrage portant sur le racisme quotidien. En cette période sa parole semble essentielle, la menace de l’extrême-droite au pouvoir ayant des conséquences psychiques évidentes pour toute personne attachée à la justice et à l’égalité, mais surtout pour toutes les personnes racisées et/ou exilées vivant en France aujourd’hui. Entretien.

Folie Douce : Ça n’est pas la première fois que le RN (ex-FN) remporte de grands succès électoraux en France. La menace d’une prise de pouvoir des idées racistes, islamophobes et antisémites portées historiquement par ce parti est malheureusement une ombre qui plane depuis longtemps sur la société française. En tant que psychiatre, pensez-vous qu’il soit légitime de parler politique au sein des séances avec son thérapeute ?

Fatma Bouvet de la Maisonneuve : Nous ne pouvons pas exercer le métier de psychiatre sans faire de politique d’une façon générale, puisque nous travaillons avec les pensées, les émotions, l’intelligence, les paradoxes des individus. Mais nous devons répondre également à leurs souffrances qui peuvent être en lien avec des dysfonctionnements sociaux. La science montre que les troubles s’expliquent par la  biologie. Et le patient en tant qu’individu doit être considéré à travers sa biologie, mais aussi son milieu. D’autre part, comme vous le dites si bien, la violence des mots, des comportements, atteint les individus et les pousse naturellement à prendre des positions politiques au sens de la réflexion sur les choses de la cité et des citoyens. Alors, oui, nous ne pouvons échapper à la politique dans certaines séances. De plus en tant que psychiatres nous sommes obligés de tenir compte du fonctionnement de la société si nous souhaitons bien connaître les patients. C’est mon point de vue, d’autres collègues ne voient peut-être pas les choses de la même façon que moi. 

Folie Douce : Dans votre livre Une Arabe en France : Une vie au delà des préjugés (Odile Jacob 2017), vous reveniez sur votre propre parcours de femme arabe venue en France poursuivre ses études de médecine, et votre confrontation aux stéréotypes et aux préjugés. Depuis l’époque que vous décrivez, la banalisation d’un certain discours islamophobe dans les médias a été souvent dénoncée. La santé mentale de la communauté arabe de France n’a-t-elle au fond jamais été épargnée par ces préjugés, nourris par l’histoire coloniale ?

Fatma Bouvet de la Maisonneuve : La banalisation de l’ignorance est grave, c’est hélas ce à quoi nous assistons. Le fait de ne pas se pencher sur notre histoire commune, de ne pas avoir dit publiquement à la nation pourquoi de nombreux citoyens issus des anciennes colonies sont aujourd’hui en France, qu’ils l’ont reconstruite après la guerre, que certains sont morts pour elle alors qu’elle n’était pas leur pays, est une grave erreur et un déni sur lequel des discours d’ignares et de menteurs se sont construits. On a laissé la place à l’ignorance et aux préjugés au lieu d’expliquer afin de souder la nation. Lorsque l’on dit «  français » aujourd’hui, on doit compter tous les Français dont 30% ont un lien direct avec l’immigration. Or dans l’esprit de certains il s’agit des “blancs”, parce que le narratif national n’a jamais pris en considération l’immigration et ses descendants. D’ailleurs depuis le départ, les dirigeants français les ont parqués dans les bidonvilles, puis au ban de la cité. Alors, puisque l’on ne cherche pas à connaître et à comprendre ce dont sont faites ces personnes qui permettent au pays de tenir debout, les préjugés péjoratifs persistent. D’autant plus qu’il reste encore des personnes qui ont fait la guerre d’Algérie si l’on doit parler de celle-là, qui ont gardé des idées de colons et qui les ont probablement transmises à certains autour d’eux qui continuent de les répercuter. La réalité montre bien que les idées reçues sont fausses, mais il est plus confortable et facile de les répandre. Il faudrait fournir des efforts intellectuels pour apprendre de l’altérité et cet effort est insurmontable pour certains. 

Folie Douce : De la colère à l’abattement, en passant par la peur, l’anxiété, les personnes minorisées - qu’il s’agisse des femmes, des personnes LGBTQIA, des personnes racisées - qui ont conscience du programme mortifère que porte le RN peuvent être traversées d’émotions extrêmement difficiles en ce moment. Quelle est votre principale crainte en tant que soignante ?

Fatma Bouvet de la Maisonneuve : Malheureusement il existe de la discrimination depuis longtemps, en France comme ailleurs. Je ne pense pas que la gauche ait particulièrement oeuvré à sa disparition ou alors de façon souvent paternaliste.  Si je parle de la gauche c’est, vous l’aurez compris, parce que c’est elle qui est supposée assurer une justice du progrès et une égalité. Elle a beaucoup déçu. Le paradoxe que j’entends souvent au cabinet depuis que la situation sociale en France est difficile, soit depuis de nombreuses années où le conservatisme prend le dessus, c’est à la fois une rancoeur vis-à-vis de la gauche qui n’en a pas assez fait, mais aussi une crainte de la voir disparaitre du champ politique au profit de l’extrême-droite comme aujourd’hui.  Car nous savons tous que personne n’est à l’abri en matière de liberté si les partis  conservateurs et xénophobes nous gouvernent. Alors ma crainte est celle de voir des personnes exclues, l’isolement social, les discriminations à l’embauche, au logement qui s’accentuent, la dégradation de l’estime de soi, la dépression, l’anxiété, les addictions pour oublier les souffrances psychiques, les inégalités dans les réussites de parcours et la précarité avec ses conséquences psychiques que l’on connait très bien maintenant et qui peuvent aller jusqu’aux suicides. Vous avez ici la preuve avec votre question que nous ne pouvons pas faire de psychiatrie sans faire de politique. À dire vrai, je pense que tout est politique.  

Folie Douce : De quelle manière les minorités, aidées des soignant·es, peuvent-elles prendre soin de leur santé mentale face à ces événements ?

Fatma Bouvet de la Maisonneuve : Il faut se protéger de certains médias toxiques, qui rendent malades, il faut se préserver personnellement et ne fréquenter que des personnes bienveillantes. Je suis obligée d’employer le terme de « safe space » que je regardais autrefois avec perplexité, mais que je crois nécessaire aujourd’hui face à l’immensité de la souffrance des personnes. J’aimerais préciser que ce ne sont pas seulement les personnes racisées qui se trouvent mal dans la France d’aujourd’hui. Je ne compte plus les patients et connaissances “franco-françaises” qui sont dévastées par ce spectacle de la perte des valeurs républicaines pour lesquelles leurs ancêtres sont morts et pour lesquelles ils luttent quotidiennement. Il est important de savoir d’où viennent ses parents, de prendre conscience de la richesse de leur culture qu’ils ont apportée à la France et d’en être fiers car les cultures se valent et eux ont la chance de porter deux, voire plusieurs cultures. Il est important de sortir d’une forme de détestation de soi que je décris dans mon dernier roman L’odeur d’un homme (Ed Au Pont 9) et de s’aimer à nouveau à travers un parcours à la découverte de soi-même en tant qu’être pensant, aimant, libre. Il est impératif de se considérer comme partie prenante de ce pays, la France, de réaliser que sans tous ces Français qui portent un ailleurs en eux, le pays ne pourrait pas tourner : médecins, ingénieurs chercheurs, aide-soignants, techniciens de surface, nounous, informaticiens, enseignants…. (rappelons-nous de la crise du Covid, qu’aurions-nous fait sans les médecins étrangers ?). Si vous qui êtes concernés et qui me lisez vous sentez affaibli·e, parlez aux gens qui vous aiment, partagez avec eux vos interrogations, si vous êtes véritablement en détresse psychique ou que vous êtes réellement en souffrance psychique, consultez. Mais une fois la crise passée, redressez la tête, les épaules et imposez-vous tel que vous êtes.

Quelques ressources pour vous aider en cette période…

Les épisodes 119 et 120 de La Poudre avec Virginie Despentes : incroyable combien ces épisodes mythique de La Poudre font (encore plus) sens avec l'actualité. Virginie Despentes y décrit une dérive autoritaire du pouvoir politique qui "peut arriver très facilement". Tristement visionnaire.

Le podcast Kiffe ta race, et en particulier cet épisode sur
Le Pen : le déni de la torture en Algérie : Rokhaya Diallo et Grace Ly s'entretiennent avec l'historien Fabrice Riceputi, auteur du livre Le Pen et la torture pour retracer le parcours du fondateur du Front National soigneusement dédiabolisé par certains médias…

Cet entretien de Reporterre avec Fatima Ouassak : l’autrice de Pour une écologie pirate et militante du Front de Mères recrée le lien nécessaire entre les luttes écologistes, féministes, sociales, antiracistes et décoloniales.

Marine de Diam’s : "J'ai peur que dans quelque temps tu y arrives et que nous devions tous foutre le camp" - ces paroles de 2004, pleines de poigne, résonnent fort. Un cri du cœur intergénérationnel qu’on veut entendre résonner en manif.

Ce post instagram du média Musae : merci à Christelle Tissot (que vous retrouverez bientôt dans un épisode de Folie Douce) de rappeler sans relâche que la santé mentale est un enjeu citoyen et politique.

Cet épisode de la chaîne Youtube Histoires Crépues : au début de cet épisode d’Histoire crépues un point essentiel sur comment s’informer en période de crise tout en préservant sa santé mentale.

Joie militante, de Carla Bergman et Nick Montgomery : paru aux États-Unis en 2017, ce livre mythique rassemble des entretiens, des analyses et des propositions théoriques pour conserver la foi et la joie dans les luttes féministes, queer, anti-carcérale, anarchiste et antiraciste.

Sororité de bell hooks : Tout juste traduit en France, Sororité éclaire sur les dégâts qu'engendrent le racisme, le sexisme et l'exploitation de classe sur la santé mentale des femmes noires et donne des pistes de guérison.

Enfin je vous invite à relire
La charge raciale de Douce Dibondo, autrice que nous avions reçue dans la newsletter #3 de Folie Douce.

[PETITE DOUCEUR]
Eddy de Pretto sur son rapport à l’amitié et à l’amour


Une fois par mois, l’équipe de Folie Douce partage avec vous les extraits les plus marquants des épisodes du podcast. Cette semaine, Eddy de Pretto raconte son rapport très spécial à l’amitié et à l’amour.

Folie Douce donne la parole à des artistes, des militant·es, penseur·euses pour explorer leur parcours de santé mentale à la lumière de leur travail artistique ou politique. Ce podcast a pour vocation de faire émerger des récits à la première personne. Les propos de ses invité·es n’ont pas valeur d’expertise. Le terme « folie » est employé ici à des fins de renversement du stigmate et de réappropriation d’une identité habituellement imposée et marginalisée.

Certains épisodes de Folie Douce peuvent évoquer des sujets tels que le suicide, le féminicide, la dépression, la bipolarité, le racisme, la grossophobie, la transphobie, la drogue.

Consultant : Morgan Noam, psy engagé

Si vous traversez un moment particulièrement difficile, vous pouvez appeler le 3114, des personnes formées vous écouteront et vous orienteront.

Programmation et Presse : Marie Laurence-Chérie / marie.laurence.cherie.prod@gmail.com
Partenariats : Mélanie Vazeux, The Podcast Bureau / melanie@thepodcastbureau.fr

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